Histoire
On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres. On découvre que c’est arrivé en lisant le journal du matin devant son café, en regardant les infos ou encore en écoutant la radio. On affiche un air désolé mais au fond, on ne se sent pas vraiment concerné parce qu’on ne connaissait personne d'impliqué là dedans.
Et puis un beau jour, on s’aperçoit qu’on avait tort.
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Il s’est réveillé le corps à moitié échoué dans le sable, les vagues léchant ses jambes, les effluves marines l’enveloppant et du sable, partout, du sable ! Une plage ? Il ne se souvient pourtant pas avoir eu la curieuse lubie d’aller se perdre au bord de la mer. Il n’a jamais vraiment aimé ça, la mer. Serait-ce, alors, une soirée qui aurait mal tourné ? Ce ne serait pas la première fois, il a toujours été un fêtard, il connait ça très bien, les lendemains de cuite à côté de ses pompes. Mais en général, il se souvient du début, du milieu, enfin de tout ce qui s’est passé avant qu’il soit trop imbibé. Et puis, il sait rester sérieux : jamais pendant un travail important. Ni même avant parce que les pannes de réveil, on le sait tous, ça ne pardonne pas. N’avait-il donc pas un évènement important à couvrir ? Il ne sait plus.
Sans trop savoir pourquoi, il se sent soudainement assez angoissé. Pourquoi tout semble si flou, si brouillon dans sa tête ? Il essaie de mettre la main sur la raison logique de sa présence ici, mais tout lui échappe, il a l'impression de s'aventurer sur un terrain glissant. Et puis, pourquoi n’arrive-t-il pas à distinguer ce qui l’entoure ?
Calme-toi, il s’ordonne. La panique, ce n’est bon qu’à empirer les choses. Il porte une main engourdie à son visage, découvre ses yeux encroutés par le sel. Au moins un problème de résolu. Il frotte un peu, ses paupières daignent enfin se décoller et le soleil l’éblouit, agressif.
Là. C’est pourtant bien une plage !
Son corps le brûle mais il le traîne, tant bien que mal, il le traîne hors de l’eau, hors de ces vagues qui l’épuisent à sans cesse ramper sur lui. Nauséeux, il ne se sent pas la force de se lever et roule finalement sur le dos, hors de portée de cette mer vorace. Maintenant, il s’efforce de refouler la peur qui menace de l’envahir.
Voilà, c’est mieux. Pas d’affolement, on va procéder par étapes. Prends ton temps, commence par le début. Il s’oblige à respirer calmement, il tâte sa mémoire, il laisse ses souvenirs remonter à la surface, il s’impose un regard sur tout ce qui est derrière lui pour arriver à comprendre au final, ce qui a bien pu l’amener ici.
Jolie petite famille. Une fille, un fils, des parents aimants, en bref une enfance banalement heureuse. Non. Trop loin, on s’en fout de ça. Bordel, c’est le bronx complet dans sa tête.
Vingt-deux ans, diplôme en poche et rêves plein le crâne. Il sera reporter sans frontières. Ou photographe. L’un, ou l’autre, ou les deux. Toujours pas. Avance encore un peu, mec.
Il crache du sang, le mec en face a vraiment frappé trop fort, putain. Tout ça pour quelques clichés ! Et son appareil photo, il vient de l’exploser par terre. Ça a pas l’air d’être un rigolo, celui-là, mais on ne pouvait pas dire que Jesús ne l’avait pas cherché. Au moins, il se rappellera d’être plus discret la prochaine fois. Quoiqu’il en soit, il a toujours la copie en poche, l’autre type n’a pas songé à vérifier. Tant pis pour lui, ces photos valaient largement un nez cassé. Il y est presque, encore quelques années.
Et il laisse filer les souvenirs, encore et encore.
Le marchandage interminable avec María, pour finalement arriver tant bien que mal à un accord satisfaisant les deux parties. Ah. On y arrive enfin. [i]Le gros festival en Europe. La nécessité de prendre l’avion pour s’y rendre alors qu’il déteste ça, les avions, ça l’a toujours fait flipper. Alors il a pris des somnifères, comme ça le temps passera plus vite jusqu’à l’arrivée. L’arrivée ?
Mais ils ne sont jamais arrivés !Là, il commence à réaliser, enfin. C’est pas trop tôt, me direz-vous, mais vous n’avez probablement jamais eu à subir ce qu’il vient de lui arriver. On ne peut pas lui reprocher l’état d’hébétude dans lequel il se trouve. Mais du coup, la panique revient et cette fois, elle a bien l’intention de s’installer. Ses yeux sont grand ouverts et fixent un point invisible au dessus de lui, comme s’ils cherchaient quelque chose à quoi se raccrocher. Mais l’immensité de ce ciel bleu l’écrase, il n’y a rien, il n’y a que lui.
Et en cet instant, il est égoïste, il ne pense qu’à lui – mais ça non plus, on ne peut pas le lui reprocher. Il se demande s’il est vraiment seul, mais ça lui semble trop invraisemblable, ça sonne comme une plaisanterie de mauvais goût, il ne peut pas s’y résoudre, mais pourquoi alors, pourquoi il n’y a personne d’autre avec lui ? Il verse un peu dans les extrêmes, Jesús, il a directement pensé au schéma un peu dérangeant et terriblement classique de l’île déserte, parce qu’un avion qui s’abîme ça se remarque, non ? Alors si ce n’était ni une île, ni un endroit désert, pourquoi l’aurait-on laissé là, hé ?
En proie à la peur qui lui serre le cœur il se dit qu’il va mourir parce que franchement, vous l’imaginez, vous, survivre dans ce genre d’endroit ? C’est un mondain, Jesús, il a passé toute sa vie dans des grandes villes à la pointe de la technologie et c’est un mode de vie qui lui va comme un gant, il ne saurait s’en passer, il ne connait rien à la nature. Face à elle, c’est un incapable, il ne se sent pas dans son élément.
Du coup, il ne peut s’empêcher d’avoir une petite pensée pour ses parents. Il se demande, au bout de combien de temps vont-ils réaliser sa disparition ? Ils ne se sont plus parlés depuis des années, ou alors qu’en de rares occasions. Ce n’est pas vraiment qu’ils soient en de mauvais termes, non, mais simplement qu’ils n’ont jamais cautionné le revirement de carrière de leur fils. Reporter, il disait ? Photographe, hein ? Tu parles ! Un paparazzi ouais, c’est tout ce qu’il était. D’abord par jeu, puis pour gagner sa croûte. Un emmerdeur, un fouineur sans aucun respect pour la vie privée des gens. Pour sûr, sa curiosité intarissable avait de quoi se faire les dents avec ça, mais ils auraient préféré que leur gamin choisisse une voie un peu plus… nobles, dirons-nous. Et puis pour ce que ça rapportait, c’était trop dangereux, il s’était déjà fait tabasser un certain nombre de fois à cause de son imprudence, comment pouvait-il continuer, faire comme si ce rien n’était ? Oh ils n’aimaient pas ça, non, alors le ton montait dans leurs discussions et finalement ils préféraient arrêter et s’éloigner, parce qu’aucun ne voulait d’une vraie dispute, de celles où l’on finit par dire des atrocités que l’on ne pense pas, que l’on regrette toujours, et qui vous brisent une famille. Mais tout de même, il aurait pu suivre l’exemple de sa sœur, elle avait su comment bien réussir sa vie María, au moins.
María. Son cœur rate un battement.
Elle était dans l’avion avec lui ! Panique totale.
« María ! » , il hurle, enfin il essaie, mais ce n’est qu’un maigre filet de voix qui sort d’entre ses lèvres desséchées. Il se redresse brutalement sur son séant.
Comment a-t-il pu seulement oser ne pas y penser plus tôt ?! Elle doit bien être là, quelque part, ça ne peut en être autrement ! Il se relève, mais trop vite, trop brusquement. Il veut courir – pour aller où ? – et fait quelques enjambées désordonnées. Vertiges. Le sol tangue subitement autour de lui et se précipite à sa rencontre. Il sent qu’il perd pied, l’inconscience est là, qui le guette, il lutte, elle gagne.
Noir.